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Berlin Alexanderplatz : interview de Juliane Lorenz

 

29_teaserBerlin Alexanderplatz : interview de Juliane Lorenz

Juliane Lorenz fût la monteuse de Rainer Werner Fassbinder sur 11 films et téléfilms de 1977 à la mort du cinéaste. Aujourd’hui elle préside la Fondation Fassbinder et s’occupe des droits de ses films et de leur diffusion de part le monde. Elle est à l’or

Nicolas Thys / ecranlarge.com

Travaillez-vous encore comme monteuse aujourd’hui ?

Oui mais assez peu. Je monte essentiellement mes films mais je collabore également assez souvent avec une autre monteuse car c’est nécessaire. Ce métier, que j’ai appris très jeune puisque j’ai débuté à 20 ans, est l’un des plus intéressants et agréables qui soit et celui que je sais faire le mieux. Mais aujourd’hui j’ai bifurqué, j’ai pris un autre chemin. La fondation, le travail que j’entreprends pour faire connaître l’œuvre de Fassbinder me prend une grande partie de mon temps et me remplit de joie. Bien sûr quand quelque chose d’intéressant se présente je n’hésite pas. Par exemple, il y a deux ans j’ai participé au film Une famille allemande d’Oskar Roehler.

 

Comment Fassbinder gérait-il le montage de ses films ? Etait-il souvent derrière vous ?

Oh non, jamais. Il ne voulait pas trop s’en occuper. Au début quand j’ai commencé, sur Despair, nous avons dû refaire tout le montage. Fassbinder avait commencé avec un autre monteur, Reginald Beck, le monteur de Joseph Losey. On avait fait une projection du film qu’il n’avait pas du tout aimé. De plus, à l’époque il était membre du jury du festival de Berlin et on était donc très pressé. Moi j’avais 20 ans, j’étais l’assistante et je me disais : il faut qu’il m’aide car il doit avoir ses propres idées. Et là on a passé une nuit absolument magique à remonter le film ensemble, à créer une œuvre. Il faisait une chose, moi une autre, et sans parler on se comprenait. Nous avons collaboré ensemble, comme un couple, c’était la première et unique fois mais c’était fantastique. Après il s’est dit que je pouvais le faire seule. Je me sentais à l’aise dans son univers, c’était quelque chose d’innée, de naturel pour moi et il m’a laissé continuer avec lui sans jamais intervenir dans la salle de montage. Ensuite quand je lui présentais le montage, souvent au cours des tournages, il me faisait quelques petites remarques mais minimes car j’étais très proche de ce qu’il voulait. C’était miraculeux, fantastique pour moi ! J’ai appris à être libre grâce à ces expériences.

 

Quelles différences y a-t-il entre le montage de Berlin Alexanderplatz et un film d’une durée normale ?

Le montage se faisait en parallèle avec le film. C’était sa décision, il voulait voir ce que pouvait rendre le film et je lui montrais mon travail chaque jour. Le tournage s’est étendu sur 9 mois environ et j’ai terminé le montage définitif final 4 semaines après. Nous avons ensuite répété cette méthode sur ses autres films : de Lili Marleen à Querelle.

 

Quelles étaient vos influences lorsque vous avez commencé votre carrière ?

Alors il y avait bien sûr le cinéma italien de Visconti, de Fellini, de Pasolini que j’adorais. Le cinéma français de la nouvelle vague également mais pas seulement. J’adorai les films de Jean Renoir. Mais avant je ne faisais que regarder ces films. Quand j’ai commencé à voir des films comme une cinéaste, j’étais déjà dans le métier.

 

Depuis quand pensait-il à l’adaptation de Berlin Alexanderplatz ?

Les premières idées du film il les a eues au début des années 70. C’était vraiment son grand projet et il voulait surtout être très proche du roman de Döblin, ne pas faire comme Phil Jutzi, le premier à avoir adapté le roman en 1932, et raccourcir le livre en deux heures. Fassbinder voulait développer le roman, l’adapter dans son intégralité. Il avait déjà fait plusieurs films à partir de roman : Effi Briest, Despair d’après Nabokov et La Femme du chef de gare d’après Oskar Maria Graf. La littérature était la base de la vie de Rainer. Il a grandi avec la littérature. A un moment il a également voulu faire un film sur un roman de Gustav Freytag alors interdit en Allemagne: Soll und Haben. On a toujours dit que c’était un roman antisémite mais Fassbinder voulait le faire. Il y a eu plusieurs scénarios mais pas d’argent pour le faire. La littérature c’était sa base mais il écrivait également lui-même beaucoup et très bien.

 

On peut lire dans certaines interviews qu’il a réalisé que Fassbinder n’aimait pas trop le début de Berlin Alexanderplatz, jusqu’à l’arrivée de Reinhold…

Oh non, ce n’est pas vrai. Il aimait absolument tout le roman. Pour lui c’était le meilleur en tout point. La première partie, les cinq premiers épisodes, montrent comment Lüders trahit Franz Biberkopf. Ensuite Franz rencontre Reinhold et cette partie sera mise en avant durant tout le reste de l’histoire. C’est effectivement cet axe qui importait le plus pour Fassbinder mais il aimait aussi la première partie. Dans les premiers épisodes il introduit en fait les grandes lignes de ce que sera finalement le destin de Biberkopf.

 

Est-ce vrai que Fassbinder avait également le projet de faire une seconde adaptation, plus courte, pour le cinéma de Berlin Alexanderplatz ?

Oui c’est vrai. C’était un projet très sérieux au début. Il a même écrit un scénario pour le cinéma, il existe encore et j’ai dans mes archives plusieurs documents de préparation du film. Il voulait d’abord faire une adaptation du roman dans son intégralité, ce qu’il a réussi, et ensuite le refaire pour le cinéma. Il avait tout d’abord pensé à Gérard Depardieu pour jouer Biberkopf, à Isabelle Adjani pour le rôle de Mieze et Hannah Schygula aurait repris son rôle d’Eva. Mais il s’est rendu compte que seul Günter Lamprecht pouvait interpréter Biberkopf aussi bien et quelques semaines avant le tournage il a tout annulé, d’autant plus qu’il n’aurait pas eu assez d’argent pour aller au bout.

 

On voit assez peu Hannah Schygulla dans la série. Elle apparaît souvent pendant quelques minutes et ensuite plus rien alors qu’un personnage, qu’on voit assez peu dans le livre, prend beaucoup plus d’importance dans la série, Madame Blast, la logeuse.

Oui, ce sont en quelque sorte deux figures maternelles. Hannah Schygulla était sa star. Il fallait qu’elle soit dans Berlin Alexanderplatz et qu’elle ait ce rôle récurrent même s’il est court. Elle est en quelque sorte la mère idéale de Franz Biberkopf alors que Madame Blast joue, elle, le rôle de sa mère protectrice. Elle veille sur lui et l’accueille dans son ancien appartement même s’il est un criminel et qu’il a fait des choses horribles.

 

Peut-on dire que Fassbinder était obsédé par Berlin Alexanderplatz ?

Je n’aime pas beaucoup le terme d’obsession. Fassbinder était proche de toutes les figures du livre : de Reinhold, de Franz… Mietze était aussi très importante. Pour lui Berlin Alexanderplatz, c’est en quelque sorte une représentation réaliste de la vie. Ce n’est jamais tout noir ni tout blanc. Peut-être que Reinhold est la face noire et Franz la face blanche. Mietze serait entre les deux, elle est le point de connexion entre eux. On peut presque affirmer que Fassbinder a eu trois visages, trois côtés. Dire qu’il était juste homosexuel, ou autre chose ce n’est pas suffisant, il était tout à la fois. Meck est également très important : il fait office de père pour Franz et, comme on l’a dit, Eva et Mme Blast, deux figures maternelles.

 

Berlin Alexanderplatz est en quelque sorte autobiographique…

Oui, Rainer se projette dans ses personnages. Sa génération était différente, les divorces moins nombreux et les enfants avaient vraiment besoin d’une mère et d’un père. Le sien fût peu présent dans sa vie car ses parents ont divorcé très tôt. D’ailleurs c’est la même chose pour Alfred Döblin. J’ai fait quelques recherches car je prépare un film sur l’écrivain en ce moment et Rainer et Döblin ont ce point commun d’avoir vu leur père s’enfuir très jeune pour connaître d’autres femmes. Pour moi les figures du roman sont très proches de Döblin, d’autant que son cabinet de médecin est proche de l’Alexanderplatz, et Fassbinder les a reprises pour lui dans le film.

 

A la sortie de la série, les critiques n’ont pas très bien réagi. En a-t-il été affecté ?

Oui biens sûr qu’il a été triste mais c’était un homme et Rainer a essayé de ne pas le montrer. Mais comme nous étions ensemble je le voyais. Il était très marqué par les mauvaises critiques. En plus c’était un vrai cauchemar car le film a été fait pour la télévision publique et on lui reprochait d’avoir utilisé l’argent de la redevance pour rien d’autant que les 14 épisodes ont couté très cher. C’était la première fois que la télévision produisait une série aussi importante, de 15h30. On lui a reproché sa noirceur, son approche assez directe de la sexualité. Les allemands ne comprenaient pas alors l’importance de l’œuvre de Fassbinder tout comme ils ont toujours plus ou moins été épouvantables en générale avec leurs plus grands artistes. Seul Goethe a fait exception à la règle ! Moi je me bats pour faire reconnaître l’œuvre de Fassbinder depuis 25 ans et je pense qu’enfin aujourd’hui elle est de mieux en mieux comprise.

 

Le public a-t-il bien réagi ?

Oui, au début on faisait des scores proches de 25% d’audience. Même si à l’époque nous n’avions que 3 chaines c’était bien. Chaque semaine on diffusait un épisode vers 21 heures pour le prime time mais la chaine, pour les derniers épisodes, et à cause de rumeurs selon lesquelles la série corromprait la jeunesse, a décider de décaler la diffusion d’une heure, ce qui a rendu Fassbinder très triste. Et aujourd’hui quand on regarde Berlin Alexanderplatz on se rend compte qu’il n’y avait rien de choquant  par rapport à d’autres films ou séries.

 

Berlin Alexanderplatz était complètement différent de ce qu’on pouvait alors voir à la télévision. En quoi la série a-t-elle créé un changement ?

Il y a eu un effet assez étrange : la loi Alexanderplatz, qui empêche de faire le même type d’image que dans la série, très sombres. Quand on fait un film il y a des codes techniques à respecter et à partir de Berlin Alexanderplatz on a imposé aux chaines de télévisions de faire des programmes plus lumineux ! C’est complètement fou !

 

Comment Fassbinder, déjà assez controversé à l’époque, a-t-il réussi à monter un projet aussi pharaonique sur une chaîne de télévision publique ?

Il faut savoir qu’il entretenait une relation assez forte avec la WDR depuis le début des années 1970. Il avait déjà fait Martha pour la télévision puis Peur de la peur, mais également une série qui s’appellerait en français 8 heures ne font pas un jour et un téléfilm en deux parties : La Femme du chef de gare. Et comme me le disait le directeur de la WDR lors d’une interview, dans les années 70, une époque très importante pour le renouveau du cinéma allemand, la télévision était très intéressée par cette énergie que les cinéastes pouvaient apporter. Ils avaient également proposé à Wenders de faire des films. Et comme Fassbinder était très productif il a sauté sur ces occasions et a fait beaucoup de films pour la télévision. Pour Berlin Alexanderplatz, il a d’abord dû acquérir les droits du roman et dès lors la WDR a rapidement accepté de le produire intégralement et en respectant ses choix esthétiques. C’était une époque vraiment exceptionnelle car personne ne disait : « Non ce n’est pas possible ». Au contraire, la création était très importante. Deux personnes s’occupaient d’ailleurs exclusivement des films de Fassbinder et il avait à chaque fois l’impression d’être en famille. La WDR a été très importante pour lui.

 

Comment s’entendait Fassbinder avec les réalisateurs allemands comme Wenders ou Herzog ?

Très bien. A l’époque on était un petit groupe assez soudé. Je me souviens que Rainer allait tout voir de Wim et de Herzog. C’était vraiment une autre époque, beaucoup moins commerciale. Aujourd’hui on a plus le temps d’être vraiment ami avec d’autres réalisateurs, ce qui importe c’est le succès personnel rien d’autre.

 

Et à propos de la fondation, pouvez vous nous parler de sa création ?

Sa mère l’a créée avec moi en 1986, soit peu de temps après sa mort. Ses parents étaient les héritiers légaux mais j’ai obtenu ses effets personnels et les droits de tout ce qu’il a écrit au cours des 6 dernières années de sa vie, pendant lesquelles nous avons été ensemble. J’ai continué mon travail de monteuse en parallèle car j’étais très jeune mais je me suis très vite beaucoup investie. Au début il y a eu quelques querelles à propos des droits, etc. Et depuis 1991 j’en ai pris la direction comme seule propriétaire. La fondation en Allemangne est une fondation privée comme le stipule la loi  des GmbH (l’équivalent des SARL en France, ndlr). Nous archivons également tous les documents écrits de Fassbinder dont nous détenons également les droits.

 

Vous avez déjà édité une grande partie des films de Fassbinder, en France avec Carlotta. Où en êtes-vous exactement aujourd’hui ?

Aujourd’hui environ 35 films sont disponibles en DVD. 4 films pour la télévision sont sur base magnétique et doivent encore être restaurés. Je viens de mettre sur négatif 35mm la première série qu’il a faite pour la WDR. Mais nous devons attendre d’avoir plus d’argent. La restauration de Berlin Alexanderplatz a coûté très cher. J’avais les droits de Rainer mais j’ai dû racheter les droits du roman et ceux détenus encore par les studios. En tout pour Berlin… nous avons dépensé 1,5 million d’euros. Cela m’a pris 6 ans de ma vie. Il a également fallu convaincre les gens qui possédaient les droits de participer au projet, leur montrer que ce film est un chef d’œuvre et qu’il mérite qu’on s’y attarde, et ce fût très difficile.

 

Quels sont vos projets pour le futur ?

Fassbinder a écrit énormément et depuis trois ans un archiviste professionnel et correcteur s’occupe des textes que nous espérons publier en anglais, en français et en allemand d’ici 2010 si nous parvenons à régler certains problèmes avec les éditeurs. Mais, vous savez, Fassbinder est mort depuis 25 ans et la fondation a déjà fait un travail énorme en collaboration avec Carlotta en France mais aussi le MoMA et Criterion aux Etats-Unis. Il n’y a aucun réalisateur du nouveau cinéma allemand qui soit aussi présent que lui dans le monde. Et aujourd’hui la mémoire de Fassbinder n’a jamais été aussi vivante.

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